ARTICLE PUBLIÉ DANS RACAILLES n°68 (hiver 2013-14)
Je suis un modeste être humain né
dans les années 80 en France, dans un monde qui m'a été imposé
sans aucune signature de ma part donnant mon accord pour émerger
dans pareille civilisation.
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© Brooke Shade |
Étrange, non ?
Beaucoup acceptent la superstructure
dans laquelle ils prennent vie comme si elle était naturelle et
s'imposait à eux de façon évidente puisqu'ils étaient arrivés
ici et à cette époque. D'un point de vue philosophique, cela peut
sembler dans l'ordre naturel des choses que d'accepter l'héritage
qui nous échoit, d'autant plus que nous allons être complètement
façonné par cet héritage en même temps que nous grandirons.
Mais ce n'est pas parce que nous
atterrissons dans un monde déjà construit que nous devons en
accepter la réalité. C 'est un peu comme l'allégorie de la grenouille qui, plongée dans une casserole d'eau froide, ne réagit pas
lorsqu'on fait bouillir l'eau, alors que si on la plongeait
directement dans l'eau bouillante elle bondirait en nous traitant
d'assassin, de malade, de cinglé, de sauvage et tout le répertoire
d'insultes classique des grenouilles ! Un anthropologue, un
observateur, venu d'une autre culture, d'une autre planète, et
s'immergeant dans notre société serait certainement surpris par
bien des aberrations qui sont à l’œuvre sur notre Terre et
bondirait certainement comme la grenouille, alors que nous-autres nous endormons dans l'eau bouillonnante !
Nous avons toujours vécu dans l'eau
bouillonnante, bientôt bouillante. Il n'y a d'harmonieux dans notre
monde, que ce qui échappe encore à l'auto-proclamée
toute-puissance de l'Homme. Mais l'homme n'a, lui, plus rien
d'harmonieux, il s'est précipité dans une hallucinante fuite en
avant technique et colonisatrice comme une espèce invasive et
parasitaire qui cessera enfin son pullulement lorsqu'elle aura
atteint les limites physiques de l'univers pour sa survie. En effet,
notre population ne cesse de croître, et surtout, la pression que
nous exerçons sur notre milieu d'existence est devenue suicidaire.
L'homme n'est-il pas la seule espèce vivante ayant créé les moyens
de sa propre auto-destruction ? D'abord avec la conception d'armes de
destructions massives et désormais en exploitant démesurément
jusqu'au tarissement notre Mère nourricière. On pourrait donc faire
une analogie entre l'homme et une espèce parasitaire vivant sur le
dos de la bête jusqu'à tuer cette bête et disparaître avec.
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© Antonio Mora |
Le réchauffement climatique et ses
conséquences désastreuses (montée des eaux, multiplication des
tempêtes, typhons, ouragans, progression des déserts, disparition de
nombreuses espèces animales et végétales, et l'accélération
exponentielle des conséquences de ce réchauffement...),
l'exploitation massive et croissante de ressources et d'énergies
fossiles en logique voie de tarissement, la non-maitrise des énergieset armes nucléaires autorisant la potentialité permanente de
l'existence d'une catastrophe éminemment destructrice, mais aussi la
non-maitrise de nouvelles techniques scientifiques, déjà balancées
et intégrées dans la vie civile - telles que la manipulation
génétique, les nanotechnologies, la bio-robotique, etc - et désormais
la contingence de ces techniques à travers les projets prométhéens
des mouvements transhumanistes espérant l'arrivée imminente de la
singularité technologique ...etc etc... nous prouvent que nous
n'avons plus aucune maîtrise de notre avenir !!!
La boite de Pandore est ouverte.
Nous ne savons plus vers quoi nous nous
orientons, nous n'avons plus aucune anticipation possible sur ce que
demain sera fait, nous n'avons plus aucune connaissance des
conséquences de chacun de nos actes. L'avenir s'est littéralement
obscurci en l'espace de quelques décennies. L'innovation
technologique connaît une telle accélération, un tel croisement
entre tous ses domaines d'exercice, que toute prospective est devenue
complètement illusoire. Les scientifiques et développeurs innovent,
créent, et mettent sur le marché leurs créatures toutes plus
farfelues les unes que les autres, sans aucun recul moral et
philosophique, sans aucun souci des conséquences potentielles de leurs nouvelles découvertes sur la
vie et sur l'humanité. Les sociétés
qui les emploient sont mues essentiellement par la recherche du
profit et de l'expansion permanente, jamais par un souci de réelle
émancipation de l'humanité ou de recherche d'harmonie avec notre
milieu naturel. La recherche et l'innovation, bien qu'elles tendent
aujourd'hui à se croiser et se rejoindre en associant par exemple la
biologie, la robotique, les nanos,... sont compartimentées dans leur
développement, et avancent vers l'inconnu avec des œillères sans
aucune appréhension philosophique des apports et développements
qu'elles entraînent, sans aucune anticipation des bouleversements
écologiques et sociaux qu'elles vont provoquer. La machine du
développement est autonome et s'auto-alimente, l'homme n'ayant - je
le répète - plus aucun contrôle sur cela.
L'éthique et la morale collective face à la toute-puissance de l'individualité économique.
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Wrecked world - Tomasz Zaczeniuk © |
A nos échelles, nous fonctionnons tous
de la même manière. Par crainte du lendemain, nous préférons
vivre aujourd'hui. Certes, cela n'est pas nouveau, mais nous nous
imposons cette philosophie de vie comme une forme de résistance face
au futur : “ceuille l'instant présent car tu ne sais pas de
quoi demain sera fait” (Horace, odes, I , 11, Carpe diem). La conséquence de cette unique façon
d'envisager les choses, c'est que chaque matin nous enfilons nos
œillères et feignons seulement parfois de nous intéresser aux
dérives du monde qui nous entoure, nous indignons, puis finissons
par revendiquer notre impuissance, notre isolement, et retournons à
la jouissance présente de notre quotidien. La société capitaliste
post-moderne a complètement liquéfié les visions collectives et
coopératives du monde, laissant place à l'individu isolé, victime
souvent consentante de son sort, noyant son amertume liée à la
disparition des solidarités et sociétés communautaires dans une
frénésie consumériste, et surtout, dans la défense de ses seuls
intérêts. Il vit aujourd'hui, pour lui-même et ses proches, défend
son job, son secteur, son salaire, mais essaie de faire abstraction
des autres ainsi que de l'avenir. Certainement pour se préserver.
Mais c'est un mauvais calcul, on ne se préserve pas tout seul, dans
un monde d'interdépendances ultra mondialisé comme le nôtre. Un
jour, la conséquence tragique du laisser-faire global vient frapper
à notre porte, se rappelle à nous, et à notre tour nous désigne
comme victime. Le voisin, l'autre, observe, s'indigne éventuellement,
mais n'ira pas plus loin, défendant avant tout sa vie et ses propres
intérêts. Nous sommes tous victimes et complices à la fois, nous
participons à la déchéance humaine en permanence. Cette société
tend à nous diviser toujours plus, nous individualiser d'avantage,
casser les groupes sociaux détenant encore un peu de contre-pouvoir.
Le capitalisme phagocyte de façon insidieuse ce qui était encore
indépendant de lui : combien d'exemples d'artistes récupérés,
d’œuvres d'art commercialisées, de publicités intégrant ce qui
les critiquait, de résistants achetés...
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Publicité Leclerc reprenant les affiches de mai 68 |
Bref, nous sommes seuls, la lutte des
places a supplanté la lutte des classes. Tant de mal-être
aujourd'hui, de frustration, de sentiment d'injustice, de peur du
déclassement, d'impression d'inutilité, de vies vidées de leurs
sens, de dépressions, de fatigue psychique, et de réalisation de
son impuissance. Les opinions sont perverties très facilement, on
cherche des boucs-émissaires, des responsables, on se réfugie dans
des idéologies dangereuses croyant y trouver la subversion
nécessaire pour provoquer la rupture tant attendue. Sans nous douter
que nous faisons qu’accroître notre malheur.
Ces lignes écrites précédemment sont
effroyablement pessimistes et laissent peu de place à l'idée d'un
avenir radieux ; elles peuvent alors être considérées comme
anxiogènes et non dignes d'être lues dans l'optique d'imaginer
justement un avenir meilleur. Mais ce serait justement accepter
l'idée de refuser d'envisager la triste réalité en voulant vivre
pleinement aujourd'hui sans se soucier du lendemain. Ce serait une
façon de refuser la lucidité que nous devons avoir sur un constat
des plus sordides afin de pouvoir y mettre un terme. En gros, de la
lucidité du constat viendra la pertinence de la réaction.
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© Moritz Aust |
Oui ! Mettre un terme à cela, refuser
une soi-disant nature humaine, bonne ou mauvaise. Il n'y a pas de
nature humaine puisque l'homme développe parfois cette capacité
prodigieuse de se remettre en question, et annihile alors toute idée
de nature humaine déterministe. Se remettre en question est
certainement la chose la plus difficile à réaliser, la plus
déstabilisante et vertigineuse, la plus antagoniste à l'orgueuil
(prépondérante facette de l'être humain). Mais nous avons tous un
pouvoir : celui d'être, d'exister et donc de pouvoir agir,
communiquer, convaincre et bouleverser nos rapports sociaux. Si si ! Tout ça est diablement facile à dire, je le conçois, et la remise
en question, à l'échelle de l'humanité, parait complètement
idéaliste et farfelue ; mais si on peut ne serait-ce que la
concevoir, c'est qu'on peut certainement la réaliser. C'est
mathématique puisque l'imaginaire mathématique s'est toujours
réalisé ! Personne n'a encore aucune idée du comment et par quel
moyen, et c'est certainement le plus important à déterminer. Mais,
une chose est sûre, c'est que nous devons impérativement réagir,
nous n'avons pas d'autres alternatives, si nous voulons conserver le
contrôle de nos vies !
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